Le 16 mai 2011

Le pacte vert des nouveaux chimistes

Laurent Fontaine

Les chimistes du siècle dernier nous ont légué la bombe atomique, l'industrie pétrolière et les gaz à effet de serre. Ceux du XXIe siècle se voient confier une tout autre mission : produire avec le moins de ressources possible et surtout, sans laisser de traces. De quoi verdir une profession en mal de popularité.

«La chimie n'est pas le problème, elle est la solution». Don Thomas, le doyen de la Faculté des sciences, s'amuse de son jeu de mots avec un sourire en coin. Il lance un regard impressionné à la grande assemblée qui l'écoute attenti­vement : en ce jour de fin d'oc­tobre, plus d'une centaine de futurs chimistes parti­cipent à un colloque sur le thème de la chimie verte. «En 19 ans, c'est la première fois que je vois des étudiants de premier cycle en chimie proposer ce sujet de réflexion», se réjouit-il. Leur intérêt pour la chimie verte est peut-être le signe qu'un chan­gement est en train de se produire dans les laboratoires.


Un nouveau départ

On associe aisément la chimie aux épaisses fumées des usines, aux pesticides, aux rejets dans les rivières ou aux catastrophes écologiques. Marier chimie et protection de l'environnement, est-ce possible? Selon toute vraisemblance, l'idée fait son chemin... et quelques petits. La chimie verte est née il y a 10 ans, quand deux chimistes américains, Paul Anastas et John C. Warner, ont proposé à leurs confrères de revoir de fond en comble leurs façons de faire. L'idée : concevoir des processus et des produits conformes à la philosophie du développement durable. Dans leur livre Green Chemistry: Theory and Practice, qui a fait école, ils proposent aux chimistes de mettre au point des produits non toxiques, d'utiliser des processus et des réactifs non polluants, et de choisir des matières premières renouvelables.

Le parcours de la chimie n'avait rien, jusqu'ici, de très écolo. Longtemps cantonnée dans les sciences ésoté­riques comme l'alchimie, elle n'a acquis ses lettres de noblesse qu'avec Antoine Lavoisier, le père de la chimie, au XVIIIe siècle. Lavoisier a compris les principes de la combustion, a découvert les premières lois de conser­vation de la matière («rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme») et a posé les bases d'un système de nomenclature, l'ancêtre du tableau périodique. En moins de 200 ans, on a découvert les gaz, la composition de la matière, l'électricité, les procédés pour extraire ou souder des éléments. Les chimistes ont offert au monde industriel ce qu'il cherchait : la capacité de manipuler perpétuellement la matière pour fabriquer à peu près n'importe quoi. Avec le pétrole, ça a été l'apothéose : outre l'essence, l'industrie pétrochi­mique peut en tirer le mazout ou le diesel, des produits servant à la fabri­cation de bitume et d'asphalte, de divers plastiques, de shampooings, d'encres, de peintures, de polymères, de fibres vestimentaires, de produits de beauté et de médicaments, tous indis­pensables à notre époque.

«Aujourd'hui, le travail des chimistes est nécessaire dans tous les domaines, constate Don Thomas. Regardez autour de vous : il n'y a pas d'objet qui n'ait pas nécessité l'intervention d'un chimiste à un moment ou à un autre de sa conception. Même une table en bois à l'allure très écologique requiert des colles et des vernis savamment dosés en laboratoire.» Mais l'ère pétro­chimique a son revers : la société de consommation moderne, qui se fonde largement sur l'utilisation de pétrole et de ses dérivés, dégrade rapidement l'environnement, du fond des mers jusqu'aux confins de l'atmosphère.

Chimie, biologie et écologie sont pourtant intimement liées, rappelle le doyen de la Faculté des sciences, qui se réjouit de l'intérêt de la nouvelle génération pour la chimie verte. Faut-il s'en étonner? Les jeunes en question ont grandi à une époque qui a vu émerger les sommets de la Terre, le Protocole de Kyoto, les inquiétudes mondiales au sujet des gaz à effet de serre (GES), les campagnes de Greenpeace et d'Équiterre. Sans apporter seuls «la» solution qu'évoque Don Thomas, ces futurs diplômés feront désormais partie d'équipes multidisciplinaires à la recherche de solutions concrètes aux défis environnementaux.

Revoir les procédés

«La synthèse de produits chimiques consiste à construire des molécules complexes en faisant réagir des produits entre eux», explique Jean Lessard, qui dirige le Laboratoire de chimie et d'élec­trochimie organiques à l'UdeS. De tout temps, les chimistes ont cherché à obtenir de nouveaux produits en un minimum d'étapes. Cette préoccu­pation était essen­tiellement d'ordre économique : les effets secondaires des solvants (éther, chlore, etc.) ou la quantité de déchets produits au cours de la fabrication comptaient peu dans l'équation. «Aujourd'hui, on commence à tenir compte des conséquences environ­nementales», affirme Jean Lessard, qui a longtemps collaboré avec le «père» de la chimie verte au Canada, Tak-Hang Chan, professeur émérite de chimie de l'Université McGill.

Une des approches de la chimie verte est de créer de nouvelles manières de faire réagir les éléments en utilisant, notamment, des solvants plus écologiques. Le plus commun est l'eau, qui a pourtant été très longtemps négligée dans les laboratoires. «Elle sert à la fois de solvant et de source pour fixer de l'hydrogène sur des molé­cules par catalyse, explique Jean Lessard. C'est le genre d'approche qui intéresse la chimie verte : on veut fabriquer de grandes quantités de produits avec un minimum d'éléments accélérant le processus.»

La chimie verte cherche aussi à réduire la quantité de résidus issus de la fabrication. Voici un exemple évocateur : en 1990, la production d'un kilo de Viagra générait, à elle seule, 600 kg de déchets. Par des procédés de chimie verte, Pfizer a réussi à ramener le poids des résidus à moins de 1,5 kg par kilo de Viagra!

«La recherche de processus verts est devenue la norme dans le secteur pharmaceutique», assure Christian Nadeau, chargé de recher­che en chimie au Centre de recherche théra­peutique de Merck-Frosst à Montréal. Ce diplômé de l'UdeS est entré au département de chimie des procédés dès la fin de sa maîtrise en chimie, obtenue en 2003. «Quand une nouvelle molécule phar­maceutique est découverte, mon rôle est de faire passer sa production de la micro-échelle à l'échelle industrielle», dit-il.

L'entreprise Merck-Frosst a réussi à faire passer de 250 à 50 kg la quantité de déchets liés à la production d'un kilo d'Emend, un médicament qui aide à lutter contre la nausée due à la chimiothérapie. «Nous avons diminué de moitié les synthèses, inventé de nouveaux procédés et éliminé l'usage de substances qui sont dangereuses pour les techniciens», dit Christian Nadeau. La compagnie a aussi divisé par six les quantités d'eau tout en stabilisant les températures de réaction. «Les processus de chimie verte sont complexes à élaborer, mais en fin de compte, tout le monde est gagnant : le consom­mateur, l'industrie et l'environ­nement», souligne-t-il.

L'or vert

La mise en place de processus plus verts n'est pas seulement bonne pour la santé des gens et de l'environnement, elle l'est aussi pour le portefeuille. Parlez-en à la société Cascades qui a, depuis longtemps, fait sa marque en transformant des défis environne­mentaux en autant de sources de profits. S'il y a une industrie dont l'image n'a pas la réputation d'être verte, c'est bien celle des pâtes et papiers, avec ses dizaines de millions d'arbres coupés. Mais les trois frères Lemaire, fils d'éboueurs qui ont fondé Cascades, ont appris très jeunes que la nécessité est souvent mère d'une innovation écologique. Ils ont imposé à l'entreprise une philo­sophie de la récupération, considérée non comme un luxe mais comme un moyen de faire vivre leurs familles.

Aujourd'hui, Cascades réussit à réduire son impact sur l'environnement en produisant des papiers comprenant 70 % de fibres recyclées, épargnant ainsi 30 millions d'arbres par an. En quelques années, cette entreprise née à Kingsey Falls a aussi diminué de 80 % sa consommation d'eau. Ses économies d'électricité permettraient d'éclairer pas moins de 75 000 maisons, et c'est volontairement qu'elle a diminué sa production de GES : celle-ci est maintenant inférieure de 28 % aux seuils du Protocole de Kyoto.

«La chimie verte est la base d'une industrie verte, d'une société verte et d'un environnement plus vert, lesquels sont essentiels à la pérennité des équi­libres fragiles entre les humains et les systèmes au sein desquels ils coexistent», croit Laurent Lemaire, vice-président exécutif du conseil d'administration de Cascades et détenteur d'une maîtrise en sciences commerciales de l'UdeS.

«Cascades investit 47 millions de dollars dans son centre de recherche et de développement pour améliorer ses processus de production, éliminer ses déchets ou leur trouver une deuxième vie», explique Roger Gaudreault, direc­teur général de ce centre et invité au colloque sur la chimie verte. C'est près de 400 produits que son équipe de 38 employés a créés à partir de fibres recyclées. Récemment, Cascades a mis sur le marché les produits Bioxo, une gamme de contenants à base de mousse polystyrène qui tombent en poussière en trois ans au lieu de se dégrader en 300 ans, comme c'est le cas des polystyrènes non traités.

Une deuxième vie

Parfois, on cherche aussi à donner une deuxième vie aux sous-produits de l'industrie. C'est ce que fait Carmel Jolicoeur, professeur au Département de chimie de l'UdeS. Ce spécialiste de la chimie des matériaux se penche depuis 10 ans sur les résidus de la combustion du charbon, et il a mis au point un système pour en utiliser une grande part dans la fabrication du béton. «La combustion du charbon produit un milliard de tonnes de cendres volantes par an dans le monde, dont cinq millions au Québec, explique-t-il. Une bonne partie des cendres récu­pérées est enfouie dans des carrières. On peut cependant en réutiliser une certaine quantité en remplaçant jusqu'à 30 % du ciment qui entre dans la composition du béton.» C'est un avantage environnemental consi­dérable, quand on sait que la fabrication d'une tonne de ciment libère une tonne de GES dans l'atmosphère. «Sans l'apport de la chimie, ces cendres n'auraient pas d'utilité», poursuit Carmel Jolicoeur.

Les vertus de la biomasse

Il faudra encore du temps aux industries pour mettre au point des procédés générant peu de déchets ou dont les résidus sont utilisés. La balle n'est pas que dans le camp des chimistes : la première façon de diminuer la quantité de polluants est de réduire notre con­som­mation frénétique en valorisant, en réutilisant et en recyclant davantage. Avons-nous le choix, d'ailleurs? S'il faut en croire de nombreux experts, le XXIe siècle verra les grandes nappes pétrolières se tarir...

La crainte du fameux «pic» pétrolier — soit le moment où la moitié des réserves pétrolières de la planète auront été épuisées — a suscité, aux quatre coins du monde, une course à l'invention de nouvelles sources d'énergie, dont l'une des plus en vogue est l'éthanol. Ce biocarburant peut entrer dans la composition de l'essence (au Canada, c'est déjà le cas dans une proportion de 5 à 10 %, et cela pourrait aller jusqu'à 30 % sans qu'on ait à changer les moteurs). Mais de plus en plus de gens remettent en question l'engouement pour la production d'éthanol à partir de maïs. Ses effets sur l'environnement sont discutables. Sa production, par ailleurs, détourne de vastes terres agricoles de leur fonction première, privant ainsi des milliers d'habitants de leur nourriture et de leur gagne-pain.

L'entreprise Enerkem a choisi une tout autre voie pour produire ce bio­carburant : elle fabrique de l'éthanol cellulosique à partir de résidus de bois, de paille et même de résidus urbains non recyclés, comme les matières orga­niques. Elle a mis au point un système chimique «vert» pour transformer la cellulose de ces résidus en glucose, puis en éthanol. «Les ordures vont faire avancer les voitures», lance Esteban Chornet, qui a fondé Enerkem et qui est aussi titulaire de la Chaire de recherche industrielle en éthanol cellulosique de l'UdeS. Enerkem construit actuel­lement une usine à Westbury.

En transformant des résidus en énergie, Enerkem apporte de l'eau au moulin des défenseurs du dévelop­pement durable, qui cherchent à soutenir le développement économique de communautés locales. «On trouve partout des résidus de bois de champs, ou d'ordures, mais il serait impensable de les rassembler dans d'immenses raffineries. La production de biocarburants se fera donc de manière régionale, et il y aura des usines un peu partout», croit Esteban Chornet. Selon ce pionnier du génie chimique vert, les biocarburants formeront une partie significative de l'essence utilisée par les prochaines générations.

L'éthanol issu de cellulose n'est qu'une solution parmi d'autres; les chimistes pourraient extraire plusieurs produits de la biomasse végétale en appliquant les principes de la chimie verte. «Nous avons découvert que nous pouvons produire un solvant — le furfural — en utilisant une réaction acide plutôt qu'en faisant fermenter la matière première, comme on le fait pour la cellulose», explique Jean-François Morin, qui termine sa maîtrise en génie chimique et qui travaille au projet P-carburants, codirigé par Jean Lessard et Esteban Chornet. Jean-François Morin est la figure même des chimistes post-Kyoto. «Je cherchais un métier où je pouvais associer mes convictions environ­nementales à la recherche de solutions concrètes favorisant le développement durable», dit-il pour expliquer ce qui l'a motivé à se lancer dans une profession qui n'a pourtant pas une image très écolo.

Le furfural auquel il a travaillé sert notamment de solvant dans les industries pétrochimiques. Son collègue Jean-François Werhung, qui termine une maîtrise en chimie, s'en est servi, lui, pour produire de bonnes quantités de méthylfurane, un nouveau biocarburant. Lentement mais sûrement, c'est une panoplie de nouvelles solutions énergétiques que les chimistes verts élaborent au fond de leurs laboratoires.

Ce n'est cependant pas demain la veille que l'on pourra se passer du pétrole et de ses dérivés. «Certaines industries, comme les entreprises pharmaceutiques, ont pris un réel virage vert, mais c'est loin d'être la norme dans la sphère industrielle», affirme Jean Lessard. Cascades a beau annoncer qu'elle offrira bientôt le papier le plus écologique de la planète, d'autres compagnies papetières continuent de blanchir leur papier avec du chlore, sans égard pour l'environnement. «Certains secteurs ont réimplanté les industries trop polluantes dans les pays en dévelop­pement pour ne plus les avoir dans leur cour. L'air est devenu irrespirable dans certaines régions de Chine, même dans les campagnes! Mais c'est nous qui, en bout de ligne, achetons les produits faits là-bas», rappelle-t-il. Jean Lessard croit, cependant, que le XXIe siècle s'annonce plus grand et plus riche en promesses pour la chimie que l'ère du pétrole ne l'a été. Tant mieux pour les chimistes en herbe. Et tant mieux pour la planète...

Au secours de l'environnement

Les chimistes sont des intervenants de première ligne quand vient le temps de repérer, d’analyser ou de résoudre les atteintes à l’environnement. «Ce sont des chimistes qui ont dénoncé les dangers de la dioxine et du DDT. C’est à des chimistes qu’on fait appel pour retracer l’origine de pollutions ou pour limiter l’impact de certaines catastrophes environnementales, comme la marée noire causée par le pétrolier américain Exxon Valdez», souligne le doyen Don Thomas.

Les chimistes sont aussi mis à contribution pour éclairer des phénomènes environnementaux difficiles à expliquer. C’est ainsi que Patrick Ayotte, chercheur et professeur au Département de chimie de l’UdeS, a montré que, si l’acide fluorhydrique (un gaz émis par les alumineries, entre autres) est en apparence inoffensif pour l’atmosphère, il peut devenir un polluant dangereux en altitude ou lorsqu’il est absorbé par la glace à de très basses températures. Ses recherches suggèrent que ce gaz serait impliqué dans la destruction de la couche d’ozone.

Fragrance verte

À l’automne 2006, L’Oréal a lancé le Pro-Xylane, une molécule anti-vieillissement issue de la chimie verte et entrant dans la composition d’un produit de beauté. Cette molécule a été obtenue à partir de xylose, un sucre que l’on trouve dans le bois de hêtre. Il a fallu cinq ans à cette entreprise française pour la mettre au point. Conformément au concept de la chimie verte, l’eau est utilisée comme solvant; les processus chimiques sont limités et les déchets (surtout de l’eau) sont réduits au minimum.